10

Comme chaque objet n’est rien de plus que la somme de ses qualités, et comme les qualités n’existent que dans l’esprit humain, l’univers objectif tout entier, fait de matière et d’énergie, d’atomes et d’étoiles, n’existe qu’en tant que construction de la conscience et édifice de symboles conventionnels façonnés par les perceptions humaines.

Lincoln Barnett

L’Univers et le Dr Einstein.

Alyssa Marsh vivait dans le passé, car le passé était la seule chose que Flatterie ne pouvait pas lui enlever. Il avait essayé les drogues, les sondes laser, les micro-implants, mais la personnalité qui avait été celle d’Alyssa Marsh avait survécu à tout.

Il a peur, pensait-elle. Il a peur que mon séjour ici ne m’ait rendue impropre au rôle de N.P.O. Et il n’a pas tort.

Il avait démantelé son corps fibre par fibre, ou plus exactement il l’avait retirée de son corps. Ses carotides et ses jugulaires avaient été branchées sur un système vital extérieur, et elle avait été décapitée. Puis Flatterie en personne avait excisé les chairs et les os restants autour de son cerveau devenu insensible. La seule sensation qui lui restait était la conscience très vague d’exister. Elle ne se sentait plus beaucoup de points communs avec les humains et elle n’avait aucun moyen de savoir depuis combien de temps il en était ainsi. Jusqu’à ce qu’on la raccorde à la nef spatiale, elle n’avait aucun moyen de mesurer la durée. Le temps était devenu son nouveau jouet. Et surtout le passé.

Même le brouillard possède une substance, se disait-elle.

La logique lui indiquait que son cerveau existait encore, faute de quoi elle n’aurait pas pu entretenir ces pensées. Sa formation, dans une crèche de Lunabase, des centaines d’années auparavant, l’avait préparée à ses fonctions de N.P.O., qui impliquaient des responsabilités purement mentales, des décisions humaines à prendre à partir de données obtenues électroniquement. Mais Pandore avait ouvert de nouveaux horizons, qui nécessitaient bien sûr la présence d’un corps. Le fait d’avoir eu un enfant, chose qui ne lui avait jamais été permise en tant que clone de Lunabase, avait modifié ses perspectives sans rien changer au contenu de son endoctrinement. Elle avait tenu secrète la naissance de son enfant, particulièrement vis-à-vis de son père, Raja Lon Flatterie N°6, le Directeur.

Sans yeux et sans oreilles, elle aurait pu croire qu’elle serait prisonnière à perpétuité de ténèbres totalement silencieuses. Sans épiderme, elle aurait pu s’attendre à perdre tout son sens du toucher. Et sans le reste, elle aurait pu imaginer qu’elle avait goûté le parfum de sa dernière fleur et la saveur de sa dernière tablette de chocolat de contrebande. Mais rien de tout cela ne s’était montré exact.

Alyssa s’était attendue à être coupée de ses sens mais la réalité prouvait qu’elle en était, au contraire, libérée. Tels les dieux, elle était libre, maintenant, d’agripper les replis du temps et de repasser sa vie à volonté, en en prospectant les moindres recoins à la recherche de détails sensoriels qui lui avaient échappé lorsqu’ils avaient été passés au crible de ses émotions. Celles-ci ne lui manquaient pas tant, d’ailleurs, mais elle admettait que cela pouvait résulter d’un simple processus de dénégation visant à protéger ce qui restait d’Alyssa Marsh contre l’horreur atroce du traitement que lui avait infligé Flatterie.

— Tu seras le Noyau psycho-organique, lui avait-il dit comme si c’était un privilège, un honneur et une condition indispensable à la survie de l’humanité.

Sur ce dernier point, il avait peut-être raison, mais elle n’avait pas été convaincue, même droguée comme elle l’était alors, par les deux premiers. Elle avait identifié, dans les propos qu’il lui tenait, l’une des plus anciennes apologies du martyre que l’espèce humaine eût inventées.

— Sois raisonnable, lui disait-il. Accepte cette bannière et tu vivras dans mille corps à la fois. La nef spatiale deviendra ta chair et tes os.

— Épargne-moi tes discours, avait-elle répondu d’une voix rendue pâteuse par les drogues. Je suis prête. Si tu ne veux pas me laisser retourner étudier le varech et si tu ne veux pas non plus me tuer, fais ce que tu as à faire, mais vite.

Elle avait maintenant le sentiment que la principale différence entre le varech et elle était que le corps entier du varech lui servait aussi de cerveau. Les tissus étaient intégrés, les performances mesurables. Mais Flatterie n’en saurait rien.

Il lui avait parlé d’un Olympe, d’une vie exempte de douleur et de maladie. Il avait fait valoir qu’un N.P.O. au cœur de son système était ce que l’humanité connaissait de plus proche de l’immortalité. Cela n’avait en rien contribué à la réconforter. Elle connaissait les statistiques d’échec et de folie des précédents N.P.O., la fréquence avec laquelle ils s’étaient retournés contre leur nef et leur équipage de clones interchangeables, des clones comme elle ou Flatterie ou Mack. En fait, c’était exactement ce qui s’était passé à bord de la nef Terra, qui les avait tous amenés sur Pandore à l’origine. Trois N.P.O. étaient devenus fous et des membres de l’équipage avaient été obligés de créer une intelligence artificielle pour sauver leur peau. Elle les avait alors conduits sur Pandore, où elle les avait abandonnés.

Je suis mieux à même de comprendre ce qui s’est passé, maintenant. J’aimerais bien rencontrer un jour cette Nef, interface à interface.

Les mots avaient toujours eu le don de l’amuser et l’absence de corps ne semblait pas avoir diminué sa propension à rire. Mais quand elle pensait à son fils, elle était toujours très sérieuse, particulièrement depuis qu’il avait si bien réussi dans les services de sécurité de Flatterie. Elle pensait à lui, en ce moment, parce que son seul regret était de ne pas l’avoir vu une dernière fois avant de…

Avant de jeter ma carcasse aux orties. J’aurais tellement voulu le voir de mes propres yeux… Ou plutôt non… j’aurais voulu qu’il me voie, lui, avant… avant que je devienne… cela.

Elle l’avait confié, plutôt que de courir le risque d’affronter la réaction de Flatterie s’il découvrait qu’elle lui avait donné un fils, à un couple de Siréniens qui se déplaçaient souvent. Elle avait eu peur, tout d’abord, qu’il ne la tue pour lui prendre son enfant et en faire un nouveau Directeur sans pitié.

J’aurais dû le garder. De toute manière, il est devenu comme son père.

L’enfant devait être au courant, à présent. Elle avait, avant que Flatterie ne la réduise à une masse convolutée de tissus roses, laissé les documents appropriés cachés dans sa cabine. Cela avait constitué son dernier geste sentimental.

— Ton corps te trahit, avait grommelé Flatterie le dernier jour. Tu as eu un enfant. Où est-il ?

— Je m’en suis débarrassée. Tu sais comme mes études m’accaparent. Je n’ai pas le temps de me consacrer à autre chose qu’au varech. Pas à un enfant, en tout cas. La chose a été vite réglée.

C’était le genre d’argument que Flatterie était capable d’avancer lui-même, et il l’avait accepté pour argent comptant. Il ne lui était jamais venu à l’idée, semblait-il, que cet enfant pouvait être le sien. Leur liaison avait été assez brève et assez éloignée dans le temps pour qu’il en eût presque perdu le souvenir. Il n’y avait fait aucune allusion depuis qu’elle avait quitté sa couche pour la dernière fois, plus de vingt ans auparavant. Il s’était contenté de grogner en réponse, se disant probablement que l’enfant était le résultat d’une mésaventure récente. Il ne pouvait pas nier la passion dont elle faisait montre pour ses travaux sur le varech. Seul Nano Macintosh semblait partager son enthousiasme à côtoyer la mystérieuse paraconscience qui emplissait les océans de Pandore.

J’aurais dû le garder avec moi au sein du varech. Maintenant, il est devenu ce que je craignais le plus ; et par-dessus le marché, j’ai perdu le sens de sa présence.

En son état actuel, le N.P.O. Alyssa Marsh songeait souvent longuement à cette naissance et aux rares moments précieux qu’elle avait passés avec son enfant. Il avait cessé de pleurer immédiatement après sa venue au monde, heureux de regarder les Natali qui nettoyaient sa mère et la chambre. Il avait un véritable casque de cheveux noirs et paraissait pleinement alerte depuis le début.

— Un mois après terme, avait dit la sage-femme, ça ne m’étonne guère. On dirait qu’il n’a pas perdu son temps là-dedans.

Quelques minutes plus tard, elle l’avait remis au couple qui devait lui donner son nom. Frederick et Kazimira Brood lui avaient rendu visite chaque semaine au cours des derniers mois et toutes les dispositions nécessaires avaient été prises. Cela avait coûté très cher à Alyssa, mais elle tenait à offrir les meilleures chances à son enfant. Flatterie était déterminé à faire de Kalaloch une véritable cité, le centre de la vie intellectuelle et commerciale de Pandore. Il avait engagé les jeunes Brood – il était architecte et elle sociologue – pour qu’ils édifient les installations de sécurité et les cantonnements pour ses troupes. Il était même question, à l’époque, qu’ils obtiennent le contrat du complexe universitaire. Mais qui aurait pu prévoir, alors, les changements que connaîtraient Pandore et Flatterie ?

Moi, j’aurais pu les prévoir. Mais je pensais que l’évolution du varech était une chose plus précieuse que d’élever mon enfant.

Si elle avait eu son corps, elle aurait laissé échapper un long soupir pour soulager les tensions qui se seraient accumulées au creux de son ventre. Mais elle n’avait ni souffle ni ventre, et sa raison était relativement exempte de facteurs émotionnels.

J’ai fait ce qu’il y avait de mieux à faire. Dans la perspective générale de l’humanité, c’était la meilleure solution.